Hell’s Paradise : Berserk au pays des ninjas

22 novembre 2019

La semaine dernière, on vous relayait sur nos réseaux sociaux une interview croisée publiée par Glénat, entre Kentaro Miura (Berserk) et Yûji Kaku, auteur du récent manga Hell’s Paradise publié en France chez Kazé. Une conversation passionnante entre deux artistes qui, comme leurs œuvres, ont beaucoup en commun. En tout cas l’occasion idéale pour vous parler de ce petit bijou noir qui a tapé dans l’œil de quelques membres de l’équipe (et des lecteurs français, puisqu’il s’agit d’un des 10 meilleurs lancement manga de 2019). C’est d’ailleurs en partie grâce à ce titre que nous avons fait l’émission Pourquoi sommes-nous fascinés par les ninjas ? 

 

Le visage caché de l’enfer

L’histoire, se déroulant pendant l’ère Edo, est celle de Gabimaru, surnommé « le vide », un shinobi promis à la peine capitale. Seul problème : sa maîtrise des techniques ninjas l’a rendu immortel, si bien qu’aucun bourreau ne peut lui ôter la vie ! Condamné à croupir en prison pour le reste de ses jours (c’est-à-dire l’éternité), il reçoit alors la visite de Sagiri, une sabreuse issue de la plus prestigieuse famille d’exécuteurs du Japon. Elle lui promet la rédemption s’il accepte de la suivre sur l’île mystérieuse de Sukhavati pour y rapporter l’élixir d’immortalité. Mais ils ne seront pas seuls. Quelques-uns des plus dangereux prisonniers du pays, chacun accompagné (ou plutôt surveillé) par un membre de la famille de Sagiri, seront aussi de la partie. Sans parler des nombreux monstres qui rôdent… L’élixir reviendra aux derniers survivants. Et cette somptueuse île aux allures de paradis va alors rapidement se transformer en véritable enfer…

De l’importance de l’équilibre… dans une bonne bagarre ! (par Kanyar) 

Si le manga Hell’s Paradise tire aussi facilement son épingle du jeu, c’est avant tout une question d’équilibre. Pour commencer, son design ! Le trait de Yûji Kaku se démarque par son dessin raffiné qui n’est naturellement pas propre à un récit d’une telle violence. Il serait même logique d’évoquer une « obscure clarté » tant la trame scénaristique et le trait de l’auteur s’opposent en tout point. La ou le titre se sublime graphiquement et qu’il développe tout son potentiel, c’est à travers une certaine poésie macabre qui permet d’admirer ninjas et autres samouraïs s’étriper joyeusement le sourire aux lèvres. Les cadavres s’amoncellent, les humains réduits à leur plus simple état de carburant et les espoirs régulièrement sacrifiés au gré des avancées scénaristiques. Pourtant une obscure fascination nous pousse à continuer à admirer ce spectacle désolant. Prenons un exemple plus concret, un des maîtres incontestés du genre pour mettre en scène l’horreur, celui de Kentaro Miura ! Comment ne pas trouver graphiquement magnifique la scène culte du « Sabbat » de Berserk ? Une séquence qui repousse pourtant les limites du morbide et du gore, mais qui magnifie à la perfection le désespoir que ressent son personnage. Et qui semble d’ailleurs avoir bien marqué Yûji Kaku…

Kaku : Ça vaut pour « l’éclipse », mais aussi lorsque Griffith, très amaigri, veut se suicider dans la rivière… En lisant, je me disais : « Cet auteur est dégueulasse ! C’est trop démoniaque ! » (Rires.) C’était vraiment génial. C’était douloureux à dessiner ?

Miura : Oui, c’est dur, mais c’est une sorte de plaisir sombre. Je pense qu’on a tous en nous quelque chose de démoniaque. Cela dit, ça coïncide avec une forte baisse de popularité du manga, et ça m’a vraiment ébranlé (rires). Je me suis demandé si je ne m’étais pas complètement trompé…

Kaku : Ah bon ?! Pour moi, c’était plutôt l’inverse : j’ai adoré encore plus. J’ai vu à quel point je souffrais de faire mourir un personnage, alors dessiner une scène comme « l’éclipse », je deviendrais fou…

C’est pourtant la grande réussite de cette séquence, il s’en dégage à la fois une violence à la limite du supportable mais également une beauté graphique telle qu’il est littéralement impossible de quitter des yeux une seule case. Et même s’il ne se l’avoue pas totalement, c’est dans ce genre d’équilibre très délicat que Yûji Kaku excelle. Il fait partie de ces rares mangakas qui réussissent à magnifier l’horreur page après page et faire en sorte que le lecteur soit de retour pour demander un rab de viande !

Un équilibre graphique ne saurait bien évidemment être l’unique raison de la maestria d’un manga comme Hell’s Paradise. Et c’est avec ce deuxième point que nous allons rentrer dans le vif du sujet concernant « l’équilibre ». Partant du principe que le titre entre dans la catégorie du Battle Royale, il est entendu que les personnages vont être nombreux et les décès réguliers. La mort d’un personnage dans un manga est toujours un événement marquant et il n’est pas question de les brader. Chaque mort doit avoir un intérêt scénaristique et un véritable poids dramatique auprès du lecteur. Pour cela, il faut donc réussir à déclencher un sentiment empathique chez nous, afin que le lecteur se sente proche du personnages très rapidement – d’autant plus quand vous avez 10 personnages à gérer. La encore, l’équilibre dont fait preuve Yûji Kaku entre la tension dramatique et l’humour absurde démontre un vrai talent pour la construction des personnages.

L’implication émotionnelle que l’on peut ressentir avec un personnage qui nous fait rire, sublimera forcément la manière dont on va appréhender sa mort au cours d’un passage dramatique. On ne pense pas forcément à l’humour à la première lecture de Hell’s Paradise. Mais plus on avance et plus il est facile de se rendre compte que c’est un élément primordial. On s’est attaché au caractère versatile des personnages et on attend avec impatience les inter-chapitres qui sont exclusivement réservés à de petites scénettes comiques. Inutile de vous expliquer à quel point il est difficile de faire coexister la tragédie et l’humour dans un même récit. Yûji Kaku prouve à travers Hell’s Paradise qu’il est un véritable équilibriste en la matière, et c’est ce qui fait toute la beauté de ce manga !

L’enfer, c’est les autres… ou soi-même ? (par Robin)

Outre ce dessin d’une grande maîtrise et cet équilibre délicat entre noirceur et légèreté, l’un des points forts du manga réside effectivement dans le souci tout particulier que l’auteur porte à l’écriture de ses personnages, et notamment de son héros. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’un des points principaux qui ressort de l’entretien avec Miura est que les deux auteurs ont en commun le fait d’aimer leurs persos… mais aussi de savoir ne pas être tendre avec eux !

Gabimaru a beau être « vide », c’est un personnage dense et complexe que l’on apprend à découvrir à mesure que le manga avance. Peu à peu, son passé douloureux, mais aussi ses motivations finalement très « concrètes » (il se bat pour l’amour d’une femme) se dévoilent. En cela, l’auteur est d’autant plus habile qu’il réussit à faire en sorte qu’on s’y attache malgré un postulat de départ complètement flingué : son héros est immortel ! Comment, alors, s’inquiéter de ce qui va bien pouvoir lui arriver ?

Là encore, des éléments de réponse se situent dans l’entretien avec Miura, lorsque Kaku nous explique comment il cherche à faire évoluer ses personnages.

Miura : Et vous, Kaku, vous prévoyez de faire évoluer les relations entre le héros et l’héroïne par exemple ?

Kaku : Autant que possible, comme vous venez de l’expliquer, j’aimerais pouvoir raconter comment les rencontres les contraignent à changer, et au cœur de ça, je trouverais intéressant que des personnages forts deviennent faibles.

Miura : Parce qu’il n’est parfois pas possible de préserver en même temps la puissance et l’humanité.

Kaku : Et cette difficulté est d’autant plus intéressante si l’histoire met en scène des tueurs, des gens qui ont déjà franchi une ligne, qui sont allés trop loin.

En effet, Gabimaru est un tueur surpuissant, mais il est hanté par des démons intérieurs qui font que son pire ennemi est probablement lui-même. À l’instar de Guts, en miroir de ses nombreux affrontements contre de redoutables guerriers ou d’ignobles monstres, se dessine un autre apprentissage (nous restons dans un shônen, ne l’oublions-pas) : celui qui l’amènera à devenir quelqu’un de meilleur. Oui, la toute-puissance n’est pas forcément synonyme de victoire, c’est même l’un des principaux enseignements ninjas.

Hell’s Paradise : la relève du manga de ninja ?

Vous l’aurez compris, avec son dessin raffiné, ses personnages stylés et complexes, son univers sombre, mystérieux et fascinant mêlant fantastique et réalisme, Hell’s Paradise est déjà pour nous un incontournable du manga. Mais est-ce qu’il ne serait pas aussi le seul récit de ninjas digne de ce nom depuis Naruto ? On en discute justement dans le dernier épisode de la 5e de Couv : pourquoi sommes-nous fascinés par les ninjas ?

Vous aussi vous avez aimé Hell’s Paradise ? Ou au contraire, vous le trouvez surcoté ? Venez en parler sur #5DC le groupe de débat autour du manga. Et si vous aimez Gabimaru, venez voter pour lui dans le grand sondage ninja !
 

Retrouvez l’interview croisée de Yûji Kaku et Kentaro Miura

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